Cette fois, ça y est. Annoncée en novembre dernier lors d’une conférence de presse bruxelloise, les premières briques de lait belge signées par la marque “C’est qui le patron?!” sont arrivée sur le marché. Elles font en effet leur entrée dans les 800 magasins Carrefour (Hypers, Market, Express et Drive). L’occasion pour nous de revenir sur cette démarche originale. Parce qu’elle est louable. Mais aussi parce qu’elle représente un modèle inédit, qui crée un lien et même un contrat direct entre producteurs et consommateurs, sans pour autant rejeter les canaux de distribution de masse.
Doit-on encore vous rappeler les difficultés rencontrées ces dernières années par le monde agricole, et singulièrement par les producteurs laitiers? En 2015, la chute des commandes du marché chinois faisait s’effondrer les cours mondiaux du lait, et précipitait les producteurs dans la crise, les contraignant à vendre sous le seuil de rentabilité. Tout ceci intervenait alors que le système des quota laitiers européens venait de prendre fin et d’encourager une hausse des volumes de production, censée répondre à… l’eldorado commercial chinois ! Du côté de la Commission, on promit et débloqua quelques subsides. Mais côté vision à long terme, on resta fidèle à une vision productiviste, celle des pays du nord et des fermes à mille vaches. Ce qui forme aussi un choix de société: privilégier une agriculture intensive et ses gains de productivité, et tant pis si ceci s’oppose au maintien d’un tissu d’exploitations agricoles familiales, à taille humaine, à la gestion raisonnée du territoire et du paysage rural, et aux valeurs et garanties qualitatives auxquelles aspirent de nombreux consommateurs.
Impossible toutefois de nier la problématique dans laquelle était enfermés les producteurs laitiers (et porçins). On réunit à cette époque en Belgique toutes les parties concernées par la Concertation de la chaîne alimentaire, afin d’obtenir de leur part un effort de solidarité. En réalité, seul le secteur de la distribution alimentaire mit la main à la poche en accordant une surprime temporaire à l’achat. Autant dire en réalité que c’est le consommateur qui finança ce geste, puisqu’il se répercutait sur son propre prix d’achat. Un consommateur solidaire sans le savoir, et pour un impact assez modeste pour les producteurs bénéficiaires, c’était mieux que rien, mais pas franchement glorieux. Depuis lors, le cours du lait est reparti à la hausse, même si son cours reste très volatil.
Naissance d’une marque
En France aussi, cette crise étrangla les producteurs laitiers, d’autant plus qu’elle ne put compter là sur un geste coordonné de l’industrie ou de la grande distribution. Comme souvent dans ce pays jacobin, c’est vers l’Etat qu’on se tourna. Il introduisit un plan d’urgence récompensant les agriculteurs réduisant leurs volumes pour mieux soutenir les cours. Des mesures techniques ou technocratiques cherchant à jouer sur les paramètres du système plutôt qu’à réimaginer le modèle.
C’est là qu’intervient Nicolas Chabanne, un homme de communication qui n’en est pas à son coup d’essai en matière de promotion des filières éthiques ou durables. Plutôt que de s’en remettre à la providence ou aux pouvoirs publics, il cherche à changer le paradigme en établissant un lien direct entre producteurs et consommateurs. Le vrai, le plus important des contrats, c’est celui que vont conclure un noyau dur de consommateurs via une démarche participative rendue possible par le web et les réseaux sociaux. Le message? Cette marque, c’est la vôtre. On ne vous imposera pas de choix, vous les poserez vous-même pour définir le cahier de charges du produit final que vous retrouverez en magasin. Et à chaque “mieux-disant” que vous sélectionnerez correspondra un léger incrément du prix.
La base minimale est la garantie d’un prix d’achat au producteur qui lui permette tout simplement de ne pas perdre d’argent. Mais vous pouvez bien entendu opter pour des choix plus généreux. Lui assurer une rémunération “convenable”, ou encore lui assurer la possibilité de se faire remplacer si le besoin s’en fait sentir ou s’il souhaite après tout jouir lui aussi, de temps en temps, de quelques jours de vacances bien mérités. Le mécanisme s’applique à tous les paramètres du cahier des charges. Ce lait, vous le voulez bio, ou pas? Le fourrage des animaux doit-il exclure toute trace d’OGM? Les vaches doivent-elles paître autant que possible au pré? Souhaitez-vous un bouchon verseur sur la brique? Et ainsi de suite. L’avis des internautes sensibilisés aboutit alors au prix (en France, €0,99) auquel le public s’engage moralement à acheter le lait, et qui intègre également les coûts et marges des intervenants de la chaîne: collecteurs, transformateurs, distributeurs. La démarche ne se veut pas hostile à ces grands acteurs, elle veille simplement à ce que chacun perçoive une rémunération “juste” de son travail, équilibrée, et fuyant le rapport de force. Après tout, c’est le consommateur le patron, c’est donc lui qui fixe les règles du jeu !
Cette marque, Nicolas Chabanne la développe dans l’urgence, beaucoup à l’instinct, et le sien le trompe rarement. Pas question de développer des packagings à l’esthétique léchée, ni de verser dans l’ambiance bucolique, vaches au pré et petites fleurs. A marque de rupture, look de rupture. C’est qui le patron s’exprime haut et fort, revendique son projet en lettres capitales sur toute la surface d’une brique bleu électrique. C’est brut comme un calicot brandi dans une manifestation. Et c’est certainement volontaire: quitte à changer de paradigme, autant casser aussi les codes en rayon, au bénéfice de l’impact visuel et de l’effet de curiosité.
La brique fait un carton
Reste une inconnue: comment la grande distribution française va-t-elle accueillir l’initiative? C’est Carrefour qui embraya le premier. La démarche apparut compatible avec la politique d’une enseigne alors dirigée par Georges Plassat, et qui avait investi de réels efforts, tant sur le développement de ses filières de qualité que sur l’encouragement des pratiques éthiques et durables dans le vivier de producteurs. Carrefour France alla bien au-delà de la sympathie de principe pour l’idée. L’entreprise mobilisa son réseau pour identifier des partenaires (laiteries, coopératives de producteurs en difficulté) susceptibles de la concrétiser.
La marque du consommateur fit son apparition en rayon, et y rencontra mieux qu’un succès, un triomphe: 5 millions de litres de lait vendus en quatre mois. Carrefour ayant eu l’élégance de ne pas exiger de longue période d’exclusivité, ses concurrents se mirent bientôt également à vendre le lait C’est qui le patron?!. La preuve en est faite: non, le consommateur ne s’intéresse pas qu’au prix. Oui, il est disposé à payer un tout petit peu plus un produit qualitatif et juste. Aujourd’hui, quinze mois après le début de la commercialisation, c’est 30 millions de litres de lait qui ont trouvé preneurs.
Ce qui a encouragé Nicolas Chabanne et son compère Laurent Pasquier à étendre le concept à d’autres produits et filières: jus et compote de pommes, pizzas, beurre, steack haché, … L’écho du succès rencontré par la marque du consommateur a vite franchi les frontières. Résultat: elle est en train de se démultiplier à l’international.
Au tour de la Belgique
André Blanjean est le gérant de la Coopérative CoFerme, représentant des producteurs de la région de Chimay. Avec ses amis producteurs laitiers, il découvre avec intérêt l’initiative française. Pourquoi ne pas s’inscrire eux aussi dans un tel modèle? Ils prennent alors contact avec Nicolas Chabanne, qui les encourage à démarrer un C’est qui le patron?! spécifiquement belge. Au même moment, Sylviane Bockourt découvre l’expérience française. Elle l’intéresse en tant que spécialiste du marketing (dont elle fut notamment responsable en Belgique chez Carrefour et Makro), mais elle l’enthousiasme en tant que consommatrice engagée. Elle faire donc part de son souhait d’aider au lancement belge. Le projet français avait pu compter sur la bienveillance de Carrefour. Il trouve un appui chez Carrefour Belgium en la personne de Pascal Léglise, responsable de la qualité et du développement durable. Il mobilise ses réseaux pour compléter le puzzle. Bientôt, la laiterie Inex va se joindre au projet.
Il s’agit alors de définir le questionnaire à soumettre au consommateur belge, afin qu’il pose ses propres choix. Les retombées de la conférence de presse de novembre vont inviter 5.300 consommateurs belges à transmettre le leur. N’y avait-il pas un risque à leur laisser l’autorité, demandons-nous à Sylviane Bockourt? Que serait-il passé si ils avaient majoritairement opté pour un lait peu solidaire, et répondant à un cahier des charges qualitatif basique? “Un tel lait existe déjà sur le marché. Ce choix était peu probable. Mais c’était un risque à courir, pour être totalement cohérents avec deux aspect fondamentaux de notre projet. Etre une initiative collective, qui touche et mobilise un maximum de consommateurs. C’est bien pour cela que nous voulons être en grande distribution: pour que ce lait bon et juste profite à un maximum de consommateurs et de producteurs. L’autre valeur capitale, c’est la transparence. Le consommateur pose ses choix, et nous tenons nos engagements.”
La suite en linéaires
C’est qui le patron?! va garantir à ses producteurs belges un revenu stable de 38 cents au litre de lait cru. Le cours plafond atteint en novembre était de 35,5 cents, il est entretemps redescendu à 33 cents, et on s’attend à ce qu’il évolue encore à la baisse. Les producteurs sont donc gagnants, et en tout cas protégés d’une chute du cours sous leur seuil de rentabilité. “Mais ils se réjouissent aussi de mettre sur le marché un produit qualitatif dont ils sont fiers,” ajoute Sylviane Bockourt. Une qualité voulue par les votants belges, et qui impose des exigences aux producteurs de CoFerme. Si certains d’entre eux avaient déjà anticipé des éléments du cahier des charges, tels que l’utilisation d’un fourrage sans OGM ou la mise des vaches en pâturage, d’autres devront se mettre en conformité avant de prétendre à produire pour la marque. Le prix conseillé en point de vente sera de €1,05. Carrefour Belgium ayant soutenu activement le projet belge, ce sont ses linéaires qui ouvriront le bal. Mais ce “quart d’heure d’avance” se limitera à trois mois. Et C’est qui le patron?! a rendu visite en janvier à toutes les enseignes concurrentes.
On sera donc rapidement fixé sur l’impact de cette marque qui entreprend une salutaire pédagogie du consommateur. Oui, toute qualité, tout élément de valeur ajoutée ou de service supplémentaire a un prix. Et ce principe n’est même pas contradictoire avec une politique de prix bas, favorables au consommateur. L’objectif n’est pas de réclamer des prix plus élevés sans contrepartie. Il s’agit davantage d’offrir au consommateur une transparence sur la structure du prix, et de lui permettre de veiller à ce que celui qu’il paie aux caisses ne repose ni sur l’exploitation d’un rapport de forces, ni sur l’abandon de toute ambition qualitative. Comment ne pas le saluer?
La structure du prix en Belgique
5.300 consom’acteurs belges ont exprimé leurs choix pour définir le lait qui sera commercialisé en Belgique. Un très beau résultat: c’est, proportionnellement à la population, un taux de participation trois fois supérieur à celui enregistré à l’origine en France.
Libres de définir leur propre cahier de charges, ils ont abouti à un prix de vente consommateur de €1,05, légèrement supérieur à celui obtenu en France. Ont-ils voté de façon homogène? Le plus souvent, oui. A une exception près: les consommateurs francophones étaient majoritairement en faveur d’un prix de base permettant au producteur de se faire remplacer en cas de nécessité ou pour jouir d’un minimum de temps libre. Les néerlandophones n’y étaient pas prêts. Et ce critère n’a donc pu recueillir de majorité. On sent poindre une petite déception chez les initiateurs du projet belge. Qui ne remettent pas pour autant le résultat en cause, soucieux d’être scrupuleusement fidèles à l’objectif de transparence, et au respect du scrutin du public.
Cet article est extrait d’un plus large dossier consacré à C’est qui le Patron paru dans le Gondola Magazine de Décembre 2017 – Janvier 2018.
Auteur: Christophe Sancy